poésie en vers libre
Consumée est seule
elle marche
elle compte
les trous d’homme les cannelures dans les trottoirs
ses dents claquent fort
si fort
elle serre ses mâchoires à deux mains
s’agrippe à elle-même
elle marche
dans la rumeur
dans le grondement
– sang plein le corps qui lui broie les tempes, sans frénésie mais fort, si fort –
son poste de manutentionnaire a été aboli
l’usine a réorganisé les effectifs
fini les journées entières
à se tenir debout
à s’engloutir la tête dans le ronron du convoyeur
à ficeler des lots à répétition
le bras droit qui trie
le bras gauche qui rabat
le bassin qui bascule afin d’engager les deux mains
qui saisissent dix culottes de couleurs et de tailles identiques
comment tu peux nous faire ça a hurlé Henri quand il a appris
comment on va faire a-t-il hurlé
qu’est-ce qu’on va devenir a-t-il hurlé
Consumée a tiré avec dépit sur sa cigarette
sans regarder
elle a envoyé le mégot d’une pichenette
elle s’active
elle travaille
elle sourit
elle cuisine, Henri non
t’es nulle a-t-il soudain gueulé
devant sa sansevière
embrasée à cause du mégot
et qui flambait
va-t’en a-t-il vociféré à répétition
va-t’en va-t’en
vingt-trois fois a compté Consumée
jusqu’à décider
à la vingt-quatrième
de le quitter de sortir sans rien d’autre qu’elle-même
de partir vraiment
de marcher
jusqu’à ce que l’envie d’aller voir la vie ailleurs lui vienne
que déjà elle claque moins des dents
ses tremblements ont cessé
marcher met au net la blessure
ne te brûle pas toi aussi lui a dit son amie
qui l’attend chez elle
que déjà un passant ralentit à sa hauteur
et qu’elle embarque dans le champ de son ombre.
Une réflexion sur “Consumée”